08/09/2021Massimo Introvigne

Source : Bitter Winter

Privilégier les saisines (c’est-à-dire les rapports de ceux qui écrivent pour dénoncer une « dérive sectaire ») ne peut que conduire à biaiser les conclusions.

par Massimo Introvigne

Manifestations contre la MIVILUDES en France

Manifestations contre la MIVILUDES en France

La MIVILUDES, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, qui dépend désormais du ministère de l’Intérieur, a publié la semaine dernière son rapport pour les années 2018-2020.

Tel Diogène errant avec sa lanterne à la recherche d’un honnête homme, la MIVILUDES parcourt la France avec l’idéologie anti-sectes pour lanterne à la recherche de « dérives sectaires » malhonnêtes. Les dérives sectaires sont une formule et une invention typiquement françaises, dont la MIVILUDES n’est pas moins fière que de la Tour Eiffel. Cela s’avère pratique pour trouver des dangers « sectaires » même là où il n’existe pas de « secte ».

Le rapport comprend quelques parties informatives, principalement dans les pages consacrées, par le chercheur Bilel Ainine, aux pratiques thérapeutiques populaires musulmanes de la roqya et de la hiyama, bien que même ici, l’utilisation d’un jargon anti-sectes et policier rende le texte, qui est en soi intéressant, à la fois moins lisible et moins persuasif.

Dans le rapport, plusieurs cas peuvent illustrer le fonctionnement du système. J’ai récemment consacré un long article et une entrée dans une encyclopédie à La Famille, un mouvement aux lointaines origines jansénistes « découvert » par les anti-sectes après plus d’un siècle d’existence paisible en France. La MIVILUDES doit admettre que ce groupe n’a rien à voir avec la description habituelle faite par les anti-sectes français d’une « secte » focalisée sur un leader (appelé « gourou » même lorsqu’il opère en dehors de traditions religieuses orientales) qui lave le cerveau des adeptes et prend leur argent. Il n’y a rien de semblable dans La Famille.

Pourtant, la MIVILUDES trouve quelque chose à redire. Puisqu’il est de bon ton de dénoncer certains groupes comme « séparatistes », c’est-à-dire séparés du reste de la société, la MIVILUDES affirme qu’il existe dans La Famille une « barrière invisible » qui sépare les membres des autres citoyens « sur des fondements religieux de recherche de pureté », comme c’est le cas pour « les Témoins de Jéhovah, les Frères de Plymouth et les Mormons ». Mettre dans le même sac les Témoins de Jéhovah et les Frères de Plymouth qui ne votent pas aux élections, et les Saints des Derniers Jours, alias les « Mormons », qui ont compté à un moment donné parmi leurs membres les leaders des deux principaux partis politiques du Congrès américain et un candidat républicain à la présidence, montre que celui qui a rédigé le rapport ne connaît pas très bien les « Mormons ». Mitt Romney était un ancien évêque et président de pieu « mormon », bien connu en tant que tel, qui a obtenu 47% du vote populaire américain en 2012, pas exactement un exemple de « séparatisme » et de manque d’intérêt des « mormons » pour les affaires de la société au sens large.

Quant à La Famille, la MIVILUDES y trouve « des risques pour les mineurs », la qualifie de secte (après avoir admis qu’elle n’a pas les caractéristiques typiques de sa notion de dérives sectaires), et se dit prête à rester prête à « réévaluer les risques graves induits par son fonctionnement ».

Si quelqu’un, quelque part, mentionne parfois qu’un groupe peut comporter des « dérives sectaires », le groupe est pris dans la toile d’araignée du rapport. C’est le cas de l’Anthroposophie et de Soka Gakkai qui « posent des questions » pas mieux identifiées, et même du très estimé Village des Pruniers, près de Bordeaux, fondé par le moine bouddhiste vietnamien Thích Nhất Hạnh, qui a reçu en 2015 le prix de Paix et Liberté Pacem in Terris, l’une des plus hautes distinctions décernées par les institutions catholiques aux États-Unis.

Village des Pruniers

Village des Pruniers

Le meilleur exemple montrant que la MIVILUDES prendrait au sérieux un rapport sur les « dérives sectaires » est sans doute un paragraphe consacré aux possibles origines satanistes des incidents de mutilations de bétail. Ce phénomène fait partie depuis des décennies de la peur du satanisme, et pratiquement tous les ouvrages savants qui l’étudient décrivent les interprétations sataniques des mutilations du bétail (qui sont le plus souvent le fait de prédateurs animaux) comme le produit typique d’une panique morale. La MIVILUDES est consciente du fait que les théories sataniques de la mutilation du bétail ont été ridiculisées par les chercheurs, et elle est un peu plus prudente que d’habitude. Pourtant, elle considère que la théorie satanique « mérite parfois d’être considérée ». Elle note que « les quatre premiers cas [de mutilation de bétail en France en 2020] peuvent correspondre, selon les dates, à des célébrations néo-païennes colorées de sorcellerie, ou coïncider avec la fête celtique de Beltane, liée à la célébration de la nature. » Un rapide coup d’œil aux études sur les paniques sataniques aurait d’ailleurs persuadé la MIVILUDES que, précisément parce qu’ils célèbrent la nature, les néo-païens et les adeptes de la Wicca ne se promènent certainement pas en mutilant du bétail, et aucun incident de ce type n’a jamais été signalé.

Il y a aussi une partie sur la Scientology que l’on pourrait prendre pour de l’humour si cela ne comportait pas le risque de perpétuer la discrimination. Nous lisons qu’il y a de moins en moins de citoyens français qui se plaignent de la Scientology, de 220 en 2015 à seulement 26 en 2020. Un observateur normal en conclurait que la Scientology est désormais largement acceptée par la société française, et qu’il n’y a pas là de « dérives sectaires ». Cependant, les observateurs avisés de la MIVILUDES ne sont pas facilement dupés, et peuvent même considérer l’absence de plaintes comme une preuve qu’il devrait y avoir des plaintes. Le rapport indique qu’aujourd’hui « la MIVILUDES reçoit peu de témoignages sur la Scientologie », mais que les Scientologues « gèrent des entreprises », et les auteurs des rapports ont même remarqué que pendant la pandémie du COVID-19, les bénévoles de la Scientology  ont décontaminé en continu et en profondeur des appartements, des bus, et même des systèmes de climatisation.  Normalement, on devrait en conclure que les Scientologues sont de bons citoyens bien intégrés dans la société. Pas la MIVILUDES, qui voit dans ces activités quelque chose de sinistre, et appelle implicitement à la discrimination des entreprises gérées par des Scientologues.

Théoriquement, la MIVILUDES ne devrait pas porter de jugement sur les doctrines. Mais indirectement, elle le fait. Par exemple, elle nous dit que la soi-disant « théologie de la prospérité », populaire parmi les pentecôtistes, est « une mauvaise interprétation des Écritures » selon le Conseil national des évangéliques français, et que certains groupes bouddhistes ne sont pas liés à la « structure traditionnelle du mouvement bouddhiste ». Mis à part la tentative à la Napoléon d’imaginer une « église bouddhiste » (tout comme Napoléon a essayé d’inventer une « église juive » pour contrôler les Juifs français : nous reviendrons sur Napoléon plus tard) qui déciderait alors qui est ou n’est pas bouddhiste, quelle théologie bouddhiste ou évangélique est traditionnelle ou innovante, approuvée ou non par un organisme ou une fédération religieuse, cela devrait n’avoir absolument aucune importance pour les institutions gouvernementales d’un État laïque.

On peut également s’interroger sur le fait que la MIVILUDES trouve un indice de « dérives sectaires » dans « une vision rétrograde de la société » qui se traduit notamment par « un rejet de l’avortement. » La majorité des citoyens français, selon les sondages, est favorable à l’avortement. Mais on peut se demander ce que la MIVILUDES ferait d’un groupe religieux dont le leader a déclaré publiquement que « l’avortement n’est pas un « moindre mal ». C’est un crime. C’est éliminer un individu pour en sauver un autre. C’est ce que fait la mafia. C’est un crime, c’est absolument mauvais ». Ce sont les paroles du Pape François, publiées officiellement sur le site web du Vatican – et également en français , si la MIVILUDES préfère les lire dans sa langue. Le problème n’est pas de savoir si le Pape a raison ou tort, il est de savoir si un jugement religieux impliquant « un rejet de l’avortement » est protégé par la liberté religieuse en France ou considéré comme une « dérive sectaire ».

Le problème de ce rapport de la MIVILUDES, comme des précédents, est sa méthode. Il hypostasie comme un objet presque sacré la « saisine ». Comme en témoignent les incertitudes des dictionnaires, ce mot français n’est pas facile à définir. En pratique, une saisine est un rapport ou une plainte reçue par la MIVILUDES concernant un groupe qui, selon ses accusateurs, présente des « dérives sectaires ». La MIVILUDES reçoit les saisines, les classe, les discute, et élabore des statistiques et des conclusions à partir de cette base. En 2020, 85,6% des saisines provenaient de particuliers (une minorité provenait d’associations, d’administrations, de politiciens, d’entreprises ou de médias).

Vous voulez être un informateur ? Formulaire web de la MIVILUDES pour signaler les "dérives sectaires".

Vous voulez être un informateur ? Formulaire web de la MIVILUDES pour signaler les « dérives sectaires ».

Cette méthode ne serait pas considérée comme admissible pour l’étude sérieuse d’un quelconque phénomène social. L’échantillon est évidemment auto-sélectionné et biaisé négativement. Seuls ceux qui n’aiment pas un certain mouvement le signalent à la MIVILUDES. Personne n’écrit à la MIVILUDES pour dire combien il est heureux dans un nouveau mouvement religieux (peut-être le devrait-il). Rien n’indique dans le rapport que les dénonciations sont évaluées en interrogeant des membres des groupes concernés, ou des universitaires qui ont une attitude neutre à l’égard des nouveaux mouvements religieux. Au lieu de cela, ce sont les dénonciations que l’on trouve dans les rapports.

Par exemple, dans la section « Eglises évangéliques », l’Eglise de Dieu Tout-Puissant (CAG) est mentionnée parce que la MIVILUDES a reçu trois « saisines inquiétantes » sur ce mouvement. Outre le fait bien connu que la propagande chinoise envoie souvent aux institutions publiques et privées européennes des rapports faux et diffamatoires sur les réfugiés de l’Eglise de Dieu Tout-Puissant, ce qui est « troublant », c’est que l’Eglise de Dieu Tout-Puissant est classée parmi les « Eglises évangéliques », une erreur que la MIVILUDES aurait évitée si elle avait lu des ouvrages spécialisés sur ce mouvement plutôt que de se fier aux seules « saisines ».

La MIVILUDES persiste dans son culte des « saisines » même si elle sait qu’elles sont rarement fiables, comme en témoigne le fait que sur plus de 3000 « saisines » reçues en 2020, seules 16 ont été transmises aux procureurs pour une éventuelle intervention judiciaire (ce qui ne signifie pas que les procureurs ont réellement agi sur leur base).

Un bon exemple est le Village des Prunes de Thích Nhất Hạnh, une communauté que beaucoup ne considéreraient ni comme « sectaire » ni comme controversée. Elle occupe une certaine place dans le rapport, sur la base de 12 « saisines » reçues par la MIVILUDES en trois ans (en moyenne, 4 par an). Le rapport inclut la plainte d’une personne qui écrit qu’après une semaine au village des Pruniers sa « sœur fait des remarques étonnantes et elle n’est plus la même personne. » Un autre plaignant a écrit à la MIVILUDES que le village des Pruniers « fait énormément de mal aux gens en les endoctrinant. »

Là encore, rien ne prouve que le Village des Pruniers ait été autorisé à se défendre, ou que des érudits connaissant bien Thích Nhất Hạnh et le Village aient été consultés pour faire un commentaire. Ce n’est pas seulement une mauvaise méthodologie, c’est un chemin qui mène infailliblement à la calomnie et à la diffamation. Sur la base de quelques témoins hostiles, une communauté entière est mise au pilori et exposée publiquement comme déviante.

Revenons enfin à Napoléon. J’avais terminé ce compte-rendu lorsqu’une correspondante américaine, qui est heureusement protégée dans son pays par le Premier Amendement de toute conséquence qu’elle pourrait encourir en France pour s’être moquée des institutions gouvernementales, m’a écrit que, dans le but de mieux comprendre le système, elle avait envoyé elle-même une « saisine » à la MIVILUDES. Elle a découvert que, alors qu’aux États-Unis, avant d’être autorisé à interagir avec la plupart des sites Web gouvernementaux et même privés sur des sujets sérieux, il y a une vérification de l’identité ou du moins l’adresse électronique de la personne, rien de tel ne se produit lorsque vous envoyez une « saisine » à la MIVILUDES. En fait, elle a réussi à faire passer une « saisine » (certes bien écrite et historiquement exacte) écrite par Napoléon Bonaparte depuis Sainte-Hélène, se plaignant qu’en raison des prédictions erronées de sa voyante, Marie-Anne Lenormand, il a « perdu son emploi, sa maison et même un empire ».

La « saisine » Napoléon : dûment enregistrée

On peut supposer que la MIVILUDES reconnaîtra cette « saisine » particulière comme une farce, mais elle n’y a trouvé aucun obstacle électronique et l’a remise normalement. On peut penser que, si quelqu’un veut calomnier un mouvement religieux, il suffit d’envoyer à la MIVILUDES une demi-douzaine de « saisines » signées par de vraies personnes avec de vraies adresses électroniques, et les « dérives sectaires » du groupe seront exposées publiquement l’année suivante.

Traduction CAP LC HB