Sans surprise, la méthodologie de la MIVILUDES conduit à des erreurs systématiques.

Par Massimo Introvigne

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Exposition permanente « Le nom divin et la Bible en français » au siège des Témoins de Jéhovah français à Louviers.Source: jw.org.

Exposition permanente « Le nom divin et la Bible en français » au siège des Témoins de Jéhovah français à Louviers.Source: jw.org.

Dans un précédent article passant en revue le rapport récemment publié pour les années 2018-2020 de la MIVILUDES française, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, je notais combien il souffrait d’un problème méthodologique fondamental.

Le rapport est un édifice construit en utilisant comme briques les saisines, c’est-à-dire les plaintes contre un mouvement religieux que chacun peut envoyer à la MIVILUDES par lettre ou en utilisant un formulaire en ligne. Pendant des pages et des pages, le rapport résume et cite les saisines. Rien n’indique que les saisines ont été vérifiées en les confrontant à la littérature scientifique existante sur les mouvements religieux accusés, ou en interrogeant des membres des organisations religieuses, qui peuvent avoir un point de vue totalement différent.

Aujourd’hui, j’examine un exemple massif d’utilisation, ou de mauvaise utilisation, des saisines, à savoir la partie du rapport concernant les Témoins de Jéhovah, qui s’appuie sur 62 saisines que la MIVILUDES a reçues en 2020, en plus de celles reçues les années précédentes. Elles ne semblent pas être nombreuses, sachant qu’il y a actuellement 136 000 Témoins de Jéhovah en France. J’ai également évoqué dans mon précédent article la façon dont le système des saisines peut être facilement manipulé par les efforts concertés d’opposants organisés, qui peuvent tous envoyer des saisines à la MIVILUDES, donnant la fausse impression qu’il existe une protestation populaire généralisée contre une certaine religion.

Premièrement, les Témoins de Jéhovah sont classés parmi les « mouvements religieux fermés d’inspiration chrétienne. » La principale caractéristique d’un « mouvement religieux fermé », selon le rapport, est « l’embrigadement subi par les enfants. » Que ce soit la caractéristique principale de ces groupes, une fois de plus, est une conclusion que la MIVILUDES tire des saisines qu’elle a reçues. Cette notion de « mouvement religieux fermé » ne correspond cependant à aucune définition savante et ne s’applique pas aux Témoins de Jéhovah. Ils envoient leurs enfants dans des écoles publiques, ce qui n’est guère compatible avec l’idée d’un contrôle strict véhiculée par le mot français « embrigadement. »

Plus généralement, la plupart des Témoins de Jéhovah ont un emploi en dehors de la congrégation et interagissent régulièrement avec des non-membres. Les Témoins de Jéhovah sont des croyants conservateurs qui vivent tranquillement, mais qui font très largement partie du « monde extérieur », contrairement aux véritables communautés religieuses « fermées » typiques qui vivent en communauté dans des fermes isolées. C’est une étude réalisée par des chercheurs de l’université d’Utrecht pour le gouvernement néerlandais qui prétendait que les Témoins de Jéhovah sont un « mouvement religieux fermé. » Après la publication de cette étude, qui ne portait toutefois pas sur l’ « embrigadement » des enfants, mes collègues J. Gordon Melton et Holly Folk, et moi-même, avons objecté que la notion de « mouvement religieux fermé » appliquée aux Témoins ne correspondait pas à l’usage le plus courant de ce terme dans la littérature scientifique.

La MIVILUDES objecte que « la participation à la vie de la cité (élections, représentation) est interdite, ce qui peut contrevenir au droit à l’éducation aux valeurs démocratiques. » Les Témoins de Jéhovah ne votent pas et ne se proposent pas comme candidats aux élections politiques pour des raisons théologiques. Cela fait partie de leur liberté religieuse et constitue une forme d’ « objection de conscience » que la plupart des pays démocratiques du monde ont reconnue comme légitime, tout comme ils ont reconnu le droit des Témoins de Jéhovah à l’objection de conscience en matière de service militaire.

De la théorie du « mouvement religieux fermé » descend l’étrange commentaire selon lequel les Témoins de Jéhovah pratiquent un « isolement brutal » de certains membres de leur communauté, notamment « les personnes handicapées » et « les personnes âgées. » Ce commentaire a peut-être été rapporté dans une saisine malveillante, mais ceux qui connaissent les Témoins de Jéhovah savent que cela est à la fois faux et offensant. Je peux personnellement témoigner que les personnes âgées et les personnes handicapées sont prises en charge avec amour et patience par les Témoins de Jéhovah, qui considèrent cela comme faisant partie de leurs devoirs chrétiens.

Des gouvernements ont même décerné des prix aux Témoins de Jéhovah pour leur prise en charge des personnes handicapées, en notant que la congrégation « ne prend pas seulement en considération l’accès physique à ses bâtiments, par le biais d’installations pour les personnes ayant des besoins d’assistance particuliers ; elle facilite également la communication et l’accès à la technologie en organisant des réunions de culte et d’autres activités en langue des signes (American Sign Language) et en fournissant des publications en braille et des vidéos en langue des signes. » Peut-être encore plus important, les Témoins de Jéhovah donnent de l’espoir aux personnes âgées et aux personnes handicapées en leur disant que les handicaps et les problèmes liés à la vieillesse ne sont pas éternels. Ils disparaîtront dans le Royaume de Dieu annoncé par Jésus-Christ, auquel les Témoins de Jéhovah croient fermement.

Deuxièmement, les Témoins de Jéhovah sont blâmés pour leur « prosélytisme très actif », qui, pendant la crise du COVID-19, s’est fait principalement par le biais de lettres et d’appels téléphoniques. Il n’est pas spécifiquement allégué que les Témoins de Jéhovah ont violé une quelconque loi française sur les appels téléphoniques non désirés. Dans l’une des saisines, une personne se plaint qu’une lettre lui a été envoyée par les Témoins de Jéhovah 15 jours après qu’il/elle (le sexe du plaignant n’ayant pas été précisé) soit rentré chez lui/elle après une courte période d’hospitalisation. La MIVILUDES estime que, puisque la lettre mentionne la maladie et la guérison, c’est la preuve que les Témoins de Jéhovah ont « des objectifs précis… pour l’évangélisation, notamment pendant la crise sanitaire. »

Là encore, on ne sait pas exactement de quoi les Témoins de Jéhovah sont accusés. Cela semblerait impliquer que les Témoins de Jéhovah ont obtenu frauduleusement des listes de personnes ayant été hospitalisées, et leur ont écrit lorsqu’elles sont rentrées chez elles. Ce qui s’est probablement passé, c’est que le plaignant a reçu une lettre générale, et il n’est pas étrange qu’en période de pandémie, la lettre mentionne des problèmes de santé. Il n’y a pas de lois contre l’envoi de lettres, et on peut supposer que le plaignant reçoit dans la boîte aux lettres familiale de la publicité de toutes sortes. Considérer comme répréhensible uniquement une lettre envoyée par les Témoins de Jéhovah revient dangereusement à juger le contenu de la lettre et à pointer du doigt un groupe religieux pour ses doctrines. Il semble que la France ait du mal à accepter que ce ne soit pas toutes les religions qui se livrent à un « prosélytisme très actif », mais que certaines le font, et que le prosélytisme fait partie de la liberté religieuse protégée par les Déclarations universelle et européenne des droits de l’Homme.

Troisièmement, après une rapide mention des transfusions sanguines, la MIVILUDES soutient que les anciens recommandent « aux membres de ne pas faire appel à la justice », mais de résoudre leurs problèmes au sein de la communauté, ce qui conduit à ce que les cas d’abus sexuels ne soient pas signalés aux autorités séculaires. A l’appui de cette accusation, sont mentionnés les rapports australiens et belges. Le professeur Holly Folk a récemment discuté dans Bitter Winter des aspects problématiques des documents australiens et belges. Ici, l’accusation n’est pas soutenue par la mention d’un seul cas français. Elle est également fausse.

J’ai discuté de la question plus en détail ailleurs. Pour répondre à la MIVILUDES, il peut être suffisant de souligner que l’édition actuelle (2019) du manuel officiel pour les anciens des congrégations, « Prenez soin du troupeau de Dieu » (1 Pierre 5:2), confirme qu’une personne qui a l’intention de signaler une allégation d’abus (ou tout autre crime) aux autorités séculaires ne sera pas découragée de le faire par les Témoins de Jéhovah : « Si quelqu’un porte une accusation devant la police, un tribunal, les anciens ou devant d’autres personnes qui ont autorité pour examiner les faits et en juger, l’assemblée ne considérera pas qu’il s’agit d’une calomnie… Cela reste valable même si l’accusation n’est pas appuyée par des preuves » (12:28). L’édition 2010 comportait une disposition parallèle (5:27). Dans l’édition de mai 2019 de La Tour de Garde, nous lisons que « les anciens rappellent aux victimes et à leurs parents, ainsi qu’à ceux qui sont au courant de l’affaire, qu’ils ont la possibilité de signaler aux autorités une accusation d’abus sexuel. Mais que dire si un chrétien signale un abus sexuel commis par une personne qui fait partie de l’assemblée et que l’affaire en vient à être connue publiquement ? Ce chrétien devrait-​il penser qu’en signalant l’affaire, il a sali le nom de Dieu ? Non. C’est l’agresseur qui a sali le nom de Dieu. » Les anciens vont encore plus loin lorsqu’il apparaît qu’un mineur est en danger d’abus, et signalent eux-mêmes la situation aux autorités séculières.

Quatrièmement, la MIVILUDES affirme que « Concernant l’éducation des enfants, la doctrine apocalyptique des Témoins de Jéhovah peut induire de fortes tensions psychologiques : l’enfant est incité à bien travailler à l’école alors que, dans le même temps, l’enseignement reçu est discrédité. » Cette affirmation semble se fonder sur des récits stéréotypés décrivant les Témoins de Jéhovah comme obsédés par la prédiction des dates de la fin du monde, ce qui n’est certainement pas vrai aujourd’hui et ne l’a pas été pendant des décennies, quelle que soit la manière dont on préfère interpréter l’histoire de l’organisation à une époque antérieure. Les Témoins de Jéhovah partagent avec la plupart des chrétiens conservateurs un intérêt pour les derniers jours et la fin du monde. Pour un chrétien, « apocalyptique » signifie simplement « en relation aux événements décrits dans le Livre de la Révélation », également appelé Apocalypse, qui fait partie de la Bible pour tous les chrétiens. La raison pour laquelle les enfants des Témoins de Jéhovah devraient se trouver dans un état de « tension psychologique » plus forte, par comparaison aux millions d’enfants chrétiens qui fréquentent l’école du dimanche dans des églises conservatrices et reçoivent des enseignements similaires sur les derniers jours, n’est pas vraiment expliquée.

Il y a une contradiction évidente entre « inciter à bien travailler à l’école » et « dans le même temps, l’enseignement reçu est discrédité ». Des parents Témoins de Jéhovah peuvent être en désaccord avec certains enseignements dispensés à l’école, tout comme des parents musulmans ou catholiques peuvent être en désaccord avec les enseignements de certaines valeurs françaises laïques qui contrastent avec leur théologie morale. Cela n’exclut pas un respect pour l’école et les enseignants que peuvent facilement confirmer les enseignants qui ont des élèves Témoins de Jéhovah. Un élément de preuve dans le rapport de la MIVILUDES qui devrait montrer que l’enseignement scolaire n’est pas vraiment accepté par les Témoins de Jéhovah est que leurs enfants ne participent pas à « certaines activités scolaires et festives ». Bien que cela ne soit pas mentionné explicitement, il semble que c’est une allusion au fait que, pour ce qu’ils croient être des raisons bibliques, les Témoins de Jéhovah et leurs enfants ne célèbrent pas Noël et certaines autres fêtes, ni les anniversaires. Partout dans le monde, des enseignants respectueux de la liberté religieuse accueillent sans problème les enfants de Témoins de Jéhovah qui ne célèbrent pas un anniversaire ou ne préparent pas de décorations pour Noël, et ils ne perçoivent pas cela comme une tentative de « discréditer » l’école.

Cinquièmement, sans surprise, la MIVILUDES revient sur la question de ce qu’elle appelle « le véritable ostracisme mis en œuvre pour celles et ceux qui décident de quitter la communauté des Témoins de Jéhovah. Ces personnes sont alors exclues de la communauté, voire totalement séparées des membres de leur famille restant dans la Communauté, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques sur des individus fragiles. » Formulée en termes aussi généraux, l’affirmation n’est pas exacte. Une exception à la pratique de ce que l’on appelle « l’ostracisme » est faite pour les membres de la famille proche. Dans la FAQ publiée en 2020, on peut lire : « Que se passe-​t-​il dans le cas où un homme est excommunié mais que sa femme et ses enfants restent Témoins ? Leur pratique religieuse s’en trouve affectée, c’est vrai ; n’empêche que les liens du sang et les liens conjugaux perdurent. » Dans le livre de 2008 « Maintenez-vous dans l’amour de Dieu », nous lisons (p. 208) : « Puisque l’excommunication ne rompt pas les liens familiaux, les activités familiales et les contacts qui sont du ressort de la vie quotidienne normale pourront donc peut-être se poursuivre. Toutefois, par son comportement, le pécheur a fait le choix de rompre le lien spirituel qui l’unissait à sa famille croyante. Les membres fidèles de la famille ne peuvent donc plus avoir de relations d’ordre spirituel avec lui. Par exemple, lorsque la famille se réunit pour étudier la Bible, l’excommunié ne pourra pas participer s’il est présent. » Mais, comme l’a déclaré La Tour de Garde du 15 avril 1991 (p. 22), « Si un foyer chrétien abrite un exclu, celui-ci continuera à prendre normalement part aux activités quotidiennes de la maison. » Déjà le 1er août 1974, La Tour de Garde (p. 470) avait précisé que cela s’appliquait également à la relation entre mari et femme comme « une seule chair », qui, sauf en cas de divorce, continue même après que l’un des conjoints a quitté les Témoins de Jéhovah.

Le problème, comme d’habitude, est que la MIVILUDES s’appuie sur les saisines. Dans une saisine, un homme écrit qu’après avoir quitté les Témoins de Jéhovah pour des raisons doctrinales, « Ma femme a finalement demandé le divorce et obtenu de faux témoignages car elle n’avait pas de motif biblique pour entreprendre cette démarche. J’ai su qu’elle avait posé un ultimatum à nos filles, de choisir entre elle et moi […]. Alors oui les TJ détruisent les familles et l’État français devraient [sic] intervenir. » Nous n’avons aucun moyen de savoir ce qui s’est réellement passé et, selon leur méthodologie habituelle, nous pouvons douter que la MIVILUDES ait interrogé l’épouse pour avoir sa version des faits. Malheureusement, ces récits sont extrêmement fréquents dans les divorces amers, même lorsque des raisons religieuses ne sont pas en cause.

Quant à l’affirmation selon laquelle « l’État français devrait intervenir », je crois qu’une pluralité de voix autorisées écrivant dans Bitter Winter ont expliqué pourquoi les tribunaux de nombreux pays du monde ont rendu les seules décisions compatibles avec la liberté de religion des organisations religieuses lorsqu’ils ont défendu le droit des Témoins de Jéhovah d’enseigner que leurs membres (à l’exception des parents immédiats) ne devraient pas fréquenter ceux qui ont quitté la congrégation ou ont été exclus.

En résumé, le rapport de la MIVILUDES, dans sa partie sur les Témoins de Jéhovah, ne donne la parole qu’aux opposants qui ont déposé des saisines. Cette méthode ne peut qu’aboutir à une évaluation unilatérale et injuste des Témoins de Jéhovah. Et c’est exactement ce qui s’est passé.