15/03/2021 Massimo Introvigne

Source : https://bitterwinter.org/russian-repression-of-religious-minorities-promoted-in-paris/

Le tristement célèbre Alexandre Dvorkin et certains de ses amis ont affirmé être persécutés par les États-Unis et par Bitter Winter (magazine quotidien en ligne sur la liberté de religion et les droits de l’homme en Chine).

par Massimo Introvigne

Imaginez que Cheng Quanguo, le secrétaire du PCC au Xinjiang, qui fait l’objet de sanctions aux États-Unis pour ses crimes contre l’humanité, apparaisse en Occident en prétendant être persécuté par les Ouïghours et leurs amis du monde démocratique, et en saluant ses camps de concentration comme des pratiques modèles que les autres pays devraient imiter. Ou imaginez, dans les années 30, que Heinrich Himmler et Joseph Goebbels soient intervenus lors d’une conférence à Paris en se présentant comme les victimes d’une persécution de la part des Juifs, de leurs partisans américains et des érudits qui avaient écrit contre l’antisémitisme nazi. Des comédiens qui proposeraient cela comme spectacle satirique seraient accusés de mauvais goût.

Pourtant, c’est précisément ce qui s’est passé le mois dernier à Paris, lorsqu’un homme accusé par les États-Unis et par les érudits occidentaux (et certains érudits russes) d’être à l’origine des pires violations de la liberté religieuse en Russie a donné une conférence, soutenu par une poignée d’amis, présentant ce qui se passe en Russie comme un modèle et affirmant être la véritable victime de la persécution.

En 1992, Alexander Dvorkin, un Russe devenu citoyen américain, est retourné à Moscou depuis les États-Unis, où il avait passé quinze ans, s’est converti au christianisme orthodoxe et a adopté les théories du mouvement anti-sectes. De retour en Russie, il a été engagé par l’Église orthodoxe russe pour coordonner ses activités visant à supprimer la concurrence des groupes religieux nationaux et venant de l’extérieur, qui étaient désormais libres d’agir après la chute du régime soviétique. Après l’adoption par la Russie de lois autorisant les tribunaux à interdire les groupes religieux qualifiés « d’extrémistes », Dvorkin a été nommé en 2009 à la tête du Conseil des experts religieux du gouvernement, dont le rôle est crucial pour la désignation des groupes à considérer comme « extrémistes » et à réprimer ou « liquider », comme ce fut le cas pour les Témoins de Jéhovah en 2017. Dvorkin a également essayé d’exporter le modèle russe de répression à l’étranger, en se rendant en Chine et à Hong Kong pour soutenir la répression du régime contre les groupes qualifiés de xie jiao et en devenant le vice-président de la fédération européenne anti-sectes FECRIS, créée à l’origine en France à la même adresse que l’organisation anti-sectes française UNADFI, qui en est toujours membre. En 2020, l’USCIRF, la Commission américaine pour la liberté religieuse internationale, a demandé au gouvernement américain de censurer publiquement Dvorkin et la FECRIS « pour leur campagne de désinformation permanente contre les minorités religieuses » et pour leur soutien aux persécutions religieuses en Russie.

Le 25 février 2021, Dvorkin est apparu lors d’une conférence, organisée à Paris sous le titre inoffensif  « L’État-nation et les nouvelles formes transnationales de conscience religieuse », et parrainée par le Centre international d’étude de l’Eurasie qui semble être géré principalement par des Russes. Fait à sa manière, son discours était extraordinaire. En plus d’être un exemple flagrant du persécuteur se faisant passer pour une victime, le discours montre quel type d’idéologie soutient la politique russe contre les minorités religieuses qu’elle qualifie de « sectes » (et que Dvorkin appelle « sectes totalitaires »).

Dvorkin affirme que « dans les années 1990, la nouvelle Russie, qui prenait péniblement forme, a été confrontée à une invasion massive de sectes totalitaires, qui ont instantanément attiré dans leurs rangs des milliers et des dizaines de milliers de nouveaux adeptes… La loi de Gorbatchev sur la liberté de conscience (1990) a contribué à donner libre cours aux sectes, qui ont remporté des succès spectaculaires. » Grâce aux efforts de Dvorkin et du mouvement anti-sectes russe, la législation russe a été modifiée, et « une nouvelle loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses a été adoptée en 1997. Cette loi est le résultat de compromis et d’accords difficiles, mais elle a tout de même permis, dans une certaine mesure, de limiter les activités des sectes. Le véritable progrès dans l’attitude de l’État russe à l’égard des sectes a commencé quelque temps après 2015, et a plus ou moins coïncidé avec la détérioration des relations de la Russie avec les pays occidentaux »

Cette « détérioration », selon Dvorkin, a eu pour effet positif de favoriser la répression des « sectes ». « Des actions juridiques ont commencé, qui ne pouvaient plus être retardées ou arrêtées par la volonté politique (comme c’était le cas dans les années Eltsine), puisque les relations avec les partenaires occidentaux étaient déjà mauvaises et se détérioraient de toute façon. » Le résultat fut que « un certain nombre de sectes, dont le cas le plus célèbre est celle des Témoins de Jéhovah, ont été interdites en Russie en vertu des lois contre l’extrémisme », et que d’autres groupes sont désormais visés.

Mais malheureusement, « les Mormons, les Hare Krishna, les Scientologues, les Falun Gong, les Néo-pentecôtistes, les Vissarionites, les nombreuses sectes du « New Age », les Témoins de Jéhovah, [même s’ils ont] été récemment interdits en Russie, etc. ont survécu et sont toujours à flot et visibles. »

D’une part, « alors que de nombreux pays occidentaux autrefois exemplaires dans la lutte contre les sectes, comme la France, l’Allemagne, la Belgique et l’Autriche, révisent progressivement leurs positions sous la pression des États-Unis, la Russie, au contraire, intensifie sa lutte anti-sectes. » Cela ne semble pas être vrai à propos de la France. Par ailleurs, Dvorkin a reconnu que les campagnes russes n’étaient pas entièrement couronnées de succès, les « sectes se renforçant et gagnant des connexions. » Dvorkin a blâmé des érudits occidentaux tels que « Eileen Barker, Massimo Introvigne, James Richardson et d’autres [qui] se sont rendus fréquemment en Russie, à la fois à l’invitation des sectes (pour parler lors de procès, à des rassemblements scientifiques, lors d’auditions devant des agences gouvernementales, etc.) et à l’invitation d’institutions laïques. »

A propos du soussigné, puisque Dvorkin ne peut pas être mal informé sur ce qui se passe dans son domaine en Russie, il ne fait que mentir consciemment. Je ne vais pas « fréquemment » en visite en Russie, et je n’y ai jamais été invité par de nouveaux mouvements religieux, mais j’ai pris la parole lors de quatre conférences sur la liberté religieuse à Moscou. L’une d’entre elles était organisée par l’Église orthodoxe russe, la deuxième par le département de la coopération interrégionale, de la politique nationale et des relations avec les organisations religieuses de la ville de Moscou, la troisième et la quatrième par la fondation caritative Saint-Grégoire le Théologien, fondée avec la participation du métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du département des relations extérieures de l’Église orthodoxe russe (qui m’a qualifié dans une interview de « sociologue italien bien connu et de spécialiste des religions »). Peut-être Dvorkin considère-t-il la partie de l’Eglise orthodoxe russe qui ne soutient pas ses positions radicales comme une « secte ». Le seul cas qu’il ait trouvé où j’ai donné des conférences à des membres de ce qu’il appelle « une secte petite, mais extrêmement destructrice » était l’Association des Sciences Appliquées à Odessa. Outre le fait que cette association n’est pas, à proprement parler, un mouvement religieux, Odessa se trouve en Ukraine (cependant, compte tenu de ses positions politiques extrémistes, Dvorkin revendique peut-être Odessa pour la Russie).

Grâce à nos écrits et à nos voyages en Russie (réels ou imaginaires), ajoute Dvorkin, les érudits occidentaux des nouveaux mouvements religieux ont corrompu une « nouvelle génération » de « sociologues russes de la religion, dont certains ont été formés en Occident ». Lorsqu’ils se sont joints aux efforts des gouvernements américains et des érudits occidentaux, Dvorkin s’est retrouvé persécuté. Du moins, c’est ce qu’il prétendait : « Des campagnes internationales de haine et de diffamation sont menées contre les représentants du mouvement anti-sectes. En Russie, tout cela s’est concentré principalement contre mon humble personnage, contre lequel se sont ligués les sectes, leurs défenseurs attitrés et hélas, le Département d’État et le Congrès américains qui se sont depuis longtemps associés à cette campagne et soutiennent les sectes totalitaires. »

Jouer la carte anti-occidentale et anti-américaine est courant en Russie, mais ce qui est intéressant, c’est la tentative de Dvorkin de vendre sa marchandise toxique en Occident. Il est venu à la conférence accompagné de quelques acolytes mineurs, dont Gerry Armstrong, un militant américain anti-sectes qui, en 2014, a écrit à Vladimir Poutine en le qualifiant de victime de « campagnes occidentales massives » de « propagande noire », et en demandant à la Russie d’intensifier la persécution contre la Scientologie. Un autre anti-sectes de la FECRIS, Luigi Corvaglia, a contribué à deux de ses théories favorites bizarres qu’il a l’habitude de présenter dans d’obscures publications italiennes, à savoir que l’USCIRF n’est qu’une bande de républicains chrétiens qui se livrent à des « discours de haine », et que Bitter Winter est la seule source affirmant que l’Église du Dieu Tout-Puissant est persécutée en Chine. De toute évidence, l’USCIRF est une commission bipartite du gouvernement fédéral américain dont les membres sont sélectionnés par le président des États-Unis et les dirigeants du Congrès des deux partis, démocrate et républicain. Le président actuel de l’USCIRF est un démocrate, et lorsque le rapport critiquant Dvorkin et la FECRIS a été préparé, le président de l’USCIRF était bouddhiste. Bien avant que Bitter Winter ne commence à être publié, plusieurs pays avaient reconnu la persécution de l’Église du Dieu Tout-Puissant et accordé l’asile à ses réfugiés. Bien que nous sentions flattés par l’importance que les anti-sectes attribuent à Bitter Winter, nous ne sommes pas la principale source d’information sur les lourdes peines de prison auxquelles sont condamnés les membres de l’Église du Dieu Tout-Puissant en Chine. La principale source est le gouvernement chinois lui-même, qui publie régulièrement de telles décisions dans sa gigantesque base de données des affaires judiciaires.

Une conférence où de telles théories sont présentées sérieusement soulève des questions sur ses motivations.

En tant que note de bas de page : on m’avait demandé de participer avec un article sur les « sectes et les cultes », et j’avais répondu par un courrier daté du 14 janvier 2021 signalant que « comme vous le savez peut-être, je n’utilise pas la notion de « secte » et de « culte » et je pense que de telles catégories ne servent aucun objectif scientifique utile ». Le 15 janvier, les organisateurs avaient répondu qu’ils « souhaitaient réunir différents points de vue d’experts sur le sujet et avoir une discussion significative » et avaient insisté sur le fait qu’ils aimeraient inclure ma perspective différente. Deux jours avant la conférence, le 23 février, ils ont écrit : « En raison de circonstances imprévisibles, nous devons annuler la session de notre conférence où était prévue votre participation. » C’est peut-être le mot « conférence » qui avait créé un malentendu. Au moins dans la partie concernant Dvorkin et les « sectes », il ne s’agissait pas d’une conférence savante destinée à une « discussion significative » entre « différents points de vue », mais d’un événement de propagande éhonté défendant la répression russe de la liberté religieuse.

Traduction : CAP LC 2021