17/07/2021 Massimo Introvigne

Tout à coup, les médias français ont « découvert » une nouvelle « secte » qui existe depuis plus de 200 ans. Elle est maintenant menacée par le gouvernement.

par Massimo Introvigne

*version mise à jour (18 septembre 2021)

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Les Cosseux, à Villiers-sur-Marne, à l’époque de « l’Oncle Auguste ». C’est toujours le principal point de rencontre de La Famille. Source Facebook.

« Une secte en plein cœur de Paris ». C’est ce titre et d’autres similaires que l’on a pu lire dans les médias français à partir de janvier 2021, chaque média rivalisant avec les autres pour faire davantage de révélations sensationnelles. Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, rattachée au ministre de l’Intérieur, et femme politique qui a décidé de sauter dans le train de l’antisectes pour des raisons personnelles, a annoncé une enquête (dont pour l’instant on ignore tout). Deux journalistes, Suzanne Privat (La Famille. Itinéraire d’un secret, Paris : Les Avrils, 2021) et Nicolas Jacquard (Les inspirés, Paris : Robert Laffont, 2021) ont publié des livres où ils développent leurs enquêtes.

Cependant, la « secte » qui est soudainement devenue un sujet d’actualité n’est pas nouvelle. « La Famille », nom le plus utilisé pour désigner ce groupe sans structure ou organisation formelle, existe depuis plus de deux siècles.

Pour comprendre ce qu’est « La Famille », il faut partir du jansénisme, un mouvement théologique né au XVIIe siècle qui a importé dans le catholicisme certains éléments protestants, notamment une doctrine de la prédestination, l’autonomie des églises nationales et l’introduction de séances de lecture en français plutôt qu’en latin dans la liturgie catholique. Elle a tiré son nom de l’évêque néerlandais Cornelius Jansen (1585-1638) et a connu un succès particulier en France, où elle a séduit d’éminents intellectuels comme le philosophe Blaise Pascal (1623-1662) et un nombre important d’évêques et de prêtres. Pour des raisons politiques et religieuses, elle a été persécutée au XVIIIe siècle par l’Église catholique et la monarchie française, bien que son influence culturelle se soit poursuivie au XIXe siècle et se soit étendue à d’autres pays.

Le jansénisme n’était pas seulement un mouvement d’intellectuels. Un jansénisme populaire s’est développé autour du culte (non autorisé par l’Église catholique) de « saints » comme le diacre janséniste François de Pâris (1690-1727). Sa tombe dans le cimetière parisien de l’église paroissiale Saint-Médard a été le témoin des premiers phénomènes des « convulsionnaires », qui se convulsaient, s’évanouissaient, hurlaient, prophétisaient et déclaraient être guéris de diverses maladies. Par la suite, le mouvement des convulsionnaires s’est étendu de Paris à plusieurs villes et villages de France, et a ajouté aux convulsions des pratiques extrêmes appelées secours, où les dévots, principalement des femmes, se soumettaient volontairement aux coups, à la torture et même à la crucifixion pour être délivrés de leurs tourments intérieurs. Les premiers spécialistes du jansénisme ont considéré les convulsionnaires comme une déviance, tandis que les historiens ultérieurs ont souligné les continuités entre le jansénisme « cultivé » et le jansénisme « populaire ».

Il est aussi intéressant de noter la présence de mouvements prophétiques antérieurs dans le contexte français. Les convulsionnaires jansénistes apparaissent quelques cinq ans après la fin du mouvement protestant des « petits prophètes », qui s’était surtout développé au Dauphiné et dans les Cévennes, et où les jeunes gens qui prophétisaient, et qui jouèrent ensuite un rôle dans la révolte protestante des Camisards, étaient d’ailleurs eux aussi parfois appelés « convulsionnaires ».

 

Le « secours » dans une lithographie du XVIIIe siècle (crédits).

Les convulsionnaires ne sont jamais devenus un mouvement unifié. Ils formaient un réseau, et un dévot se déplaçant d’une ville française à une autre pouvait se faire accueillir par d’autres convulsionnaires. Le plus souvent, les différents petits groupes se critiquaient et s’excommuniaient les uns les autres, en particulier après que certains des leaders aient fait valoir des prétentions messianiques pour eux-mêmes.

Un groupe prospère de convulsionnaires s’est développé autour de l’abbé François Bonjour (1751-1846), plus tard connu sous le nom de « Silas », curé de Fareins, un village de la région française de la Dombes, à environ 40 km de Lyon. Les activités du Père François, menées avec la collaboration de son frère aîné, l’abbé Claude Bonjour (1744-1814), et d’autres prêtres, appartenaient à l’aile extrême des convulsionnaires.

 

Père François Bonjour, « Silas » (crédits).

La crucifixion en 1787 d’une dévote, Etiennette Thomasson (qui a survécu, tandis qu’une autre paroissienne soumise à un lourd secours mourut), entraîna l’intervention de la police, et les frères Bonjour se retrouvèrent en prison. Ils en furent libérés en constatant un vice de procédure, dans le contexte de confusion qui régnait dans les tribunaux pendant les années de la Révolution française, mais l’abbé François décida de quitter Fareins et de s’installer à Paris. La raison principale en était que, prétendant qu’il en avait reçu l’ordre par une révélation divine, le prêtre avait pris deux amantes, sa servante Benoite Françoise Monnier, et Claudine Dauphan (parfois orthographiée « Dauphin », 1761-1834), la servante d’une dame chef de convulsionnaires à Lyon, et toutes les deux étaient enceintes.

L'église paroissiale de Fareins (crédits).

L’église paroissiale de Fareins (crédits).

Finalement, le père François expliqua les événements dans le cadre d’une théologie millénariste. Benoite engendrera un enfant mâle, Jean Bonjour (1792-1868), qui servira de Jean-Baptiste à la nouvelle incarnation divine, le fils de Claudine, Israël-Elie Bonjour (1792-1866), surnommé Lili, qui ouvrira la voie au Millénaire, un monde sans maladie ni mort où les vrais croyants régneront pendant 1000 ans. Tous les convulsionnaires de Paris n’ont pas accepté l’étrange « sainte famille » du père François, mais certains l’ont fait, et la naissance de Lili fut célébrée dans l’enthousiasme. Une prophétesse, « Sœur Elisée » (Julie Simone Olivier, qui serait décédée en 1817), se joignit au groupe et prédisit l’avènement imminent du Millénaire dans pas moins de 18 000 pages de révélations, bien qu’elle rompît plus tard avec les Bonjour et créa son propre groupe séparé.

Le journaliste Nicolas Jacquard pense que la Sœur Elisée est apparue à nouveau plus tard sous la nouvelle identité de « Maman Yette » (Elisabeth Claude Pelletier, 1767-1847, bien que Jacquard doute que Pelletier était son vrai nom), un personnage influent des premières années de La Famille : mais il n’apporte pas de preuves de cette théorie, sauf les racontars de certain ex-membres.

Les disciples des Bonjour appartenaient à la faction des convulsionnaires qui accueillaient la Révolution française comme une punition méritée pour l’Eglise catholique et la monarchie qui les avaient persécutés (tandis que d’autres convulsionnaires restaient fidèles au roi et s’opposaient à la Révolution). Cependant, la Révolution n’a pas accueilli ceux que l’on appellait désormais les « Bonjouristes », en particulier après que Napoléon a signé en 1801 son Concordat avec l’Église catholique. En 1805, les Bonjour, dont Lili, âgé de 13 ans, ont été arrêtés et exilés en Suisse (ou, comme d’autres le prétendent, ont négocié avec le gouvernement un déménagement en Suisse comme alternative à l’emprisonnement).

À Paris, Jean-Pierre Thibout (1762-1836), le concierge de l’immeuble où vivaient les Bonjour, s’est imposé comme le chef des « Bonjouristes » restants. Il prétendit plus tard que Lili, avant de quitter la France, avait transmis son manteau (comme Élie à Elysée) au fils de Pierre, Augustin Thibout (1802-1837), alors âgé de trois ans, connu sous le nom de « Saint Jean Baptiste » parmi les dévots.

Les années qui ont suivi la Révolution ont été quelque peu confuses. Les Bonjour ont été autorisés à revenir en France en 1811, mais ils semblaient avoir perdu tout intérêt pour leur nouvelle religion. Lili, qui s’était comporté comme un messie capricieux dans son enfance, épousa la fille d’un riche marchand, Marie Collet (1794-1829), qui lui donna dix enfants. Avec l’aide de son beau-père, Lili devient un industriel prospère, ainsi qu’un colonel de la Garde nationale, décoré de la Légion d’honneur en 1832. Il ne joua pas un rôle important dans le développement ultérieur des Bonjouristes, bien que certains aient continué à correspondre avec lui et aient reçu sa bénédiction.

En fait, Jean-Pierre Thibout a construit un « Bonjourisme » sans les Bonjour, qui a continué à vénérer Lili comme une présence mystique indépendamment du Lili réel en chair et en os, qui était occupé ailleurs à ses affaires. Le groupe a célébré jusqu’à ce jour sa réorganisation en 1819, et aime à se répéter, comme il arrive souvent dans les mouvements religieux, une histoire de fondation mythique : symbolique pour quelques-uns, factuelle pour des autres. Alors que Thibout discutait de la mission de Lili dans un café avec son coreligionnaire François Joseph Havet (1759-1842), mari de cette « Mamam Yette » que nous avons déjà mentionnée, au moment de payer l’addition, ils mirent deux pièces de monnaie sur la table, et une troisième pièce, rapportèrent-ils, apparut soudainement, signe que Dieu bénissait leurs projets.

Mais en fait, un groupe de familles avait gardé la foi, et continua à se rencontrer et à se marier entre eux jusqu’à ces jours-ci. Certain des hommes de ce groupe étaient francs-maçons, ce qui était assez commun à l’époque en France chez les non catholiques, et qui montre que leur attitude était plus « progressiste » qu’on ne le croit souvent.

Cette foi reconnaît le bien-fondé des critiques convulsionnaires à l’Église catholique et la nécessité de revenir à l’église primitive telle que Jésus l’avait envisagée. Elle considère aussi le retour d’Élie comme une mission voulue et annoncé par le prophète Malachie et Jésus lui-même, et demeure attentive aux signes de ce retour possible. Mais elle n’est plus « bonjouriste », car elle pense désormais que ou ses ancêtres dans la foi peuvent s’être trompés, certes dans une période particulière d’effervescence religieuse et politique, quand ils ont reconnu Lili comme l’incarnation de l’esprit du prophète Élie, et ont attribués des rôles prophétiques à Jean Bonjour et Augustin Thibout également, ou bien Lili a renoncé volontairement à sa position par rapport à Élie, qui était bien réelle entre sa naissance en 1792 et le départ en Suisse de 1805.

Ceux qui cherchaient encore une incarnation visible d’Élie ont organisé plusieurs groupes schismatiques séparés de La Famille, soit à Paris soit dans l’ancienne province du Forez (où se trouvait Fareins) y compris ceux qui crurent un moment reconnaître Élie en Jean-Baptiste Digonnet (1783-1852) et des autres qui continuaient à lier la mission du prophète à la famille Bonjour. Jacquard insiste que « Maman Yette » se serait rapprochée vers la fin de sa vie des partisans de Digonnet, mais d’après La Famille des rapports d’amitiés personnels ne seraient pas à confondre avec des choix idéologiques.

« La Famille », comme on l’appelait, insistait sur le fait qu’elle n’avait pas de chef, même si certains personnages sont considérés comme des jalons importants sur son histoire.

 

Paul Augustin Thibout, "Mon Oncle Auguste". source Facebook.

Paul Augustin Thibout, « Mon Oncle Auguste ». source Facebook.

L’un de ces personnages est Paul Augustin Thibout (1863-1920), descendant direct de Jean-Pierre Thibout que l’on surnommait « Mon Oncle Auguste ». On lui attribue une série de préceptes qui devaient mettre en pratique l’idéel convulsionnaire de se séparer du milieu catholique corrompu, qui à l’époque coïncidait avec la majorité de la société française. Ce qu’il a exactement prescrit est un sujet de controverse entre les membres et les opposants. Certaines informations sur les prétendus excès de « Mon Oncle Auguste » viennent d’ailleurs d’un roman, Après le déluge, publié en 1992 par l’un de ses descendants, Fabien Thibout, sous le pseudonyme de François Lorris. Il s’agit bien d’un roman, où l’auteur manifeste sa haine pour La Famille, dont en effet il ne connaissait pas grande chose en l’ayant quittée très jeune.

Il est certain que « Mon Oncle Auguste » exprimait peu de sympathie pour les écoles publiques. On lui attribue aussi, mais à tort, des instructions limitant les vacances, qui toutefois lui sont successives comme il est mort avant que les congés payés ne soient introduits en France. On colporte aussi qu’il aurait interdit aux membres de La Famille d’être propriétaires, ce qui expliquerait qu’à Paris ils étaient en majorité locataires plutôt que propriétaires de leurs maisons. Mais « Mon Oncle Auguste » était propriétaire lui-même, et il y a ici une confusion possible avec des propos hostiles à la propriété attribués par des historiens à François Bonjour et émis dans le climat de la Révolution française.

Qu’Auguste ait prêché, comme on le raconte, contre les couleurs blanc et rouges comme « couleurs du Diable », c’est sans doute faux, considérant que c’étaient les couleurs des habits religieux des sœurs jansénistes de Port-Royal, auxquelles La Famille a toujours continué de faire référence. Contradictoirement, on lui attribue la suggestion de garder toujours prête une chemise blanche pour le jour du retour d’Élie, ce qui n’est pas vrai mais dérive probablement d’une confusion avec le fait que les défunts de La Famille sont ensevelis dans une chemise et des draps blancs servant de linceuls, d’après un usage qui était jadis commun en France. On attribue aussi à « Mon Oncle Auguste » une méfiance envers les vaccins, qui existait dans la société française à l’époque comme elle y existe encore aujourd’hui.

Ces préceptes sont aujourd’hui largement ignorés, et les enfants de La Famille (à l’exception de ceux d’une minorité de familles archi-conservatrices, qui préfèrent l’école à la maison) fréquentent les écoles publiques (souvent avec de très bons résultats), prennent des vacances avec leurs parents, apprécient la musique moderne, et peuvent obtenir des résultats professionnels significatifs dans des carrières que Mon Oncle Auguste n’aurait peut-être pas approuvées (seules les professions où il faut prêter serment ou porter des armes demeurent proscrites, comme dans d’autres groupes chrétiens). Le nombre des propriétaires, surtout de résidences secondaires hors Paris, est grandissant.

Les femmes d’aujourd’hui ne portent pas nécessairement de longues chemises ou ne gardent pas leurs cheveux longs, comme il arrivait aux origines de la communauté, dans un contexte historique différent, bien que certaines préfèrent ne pas porter des pantalons, en interprétant ainsi le précepte du Deutéronome 22 :5, « Une femme ne portera point un habit d’homme, et un homme ne se revêtira point d’un habit de femme ». Presque tous les membres de La Famille ont fait les vaccinations prescrites ou recommandées par l’état français. Ce qui reste cependant des préceptes anciens est que La Famille ne fait pas de prosélytisme et n’accepte plus de nouveaux membres de l’extérieur, et que les fidèles n’épousent pas de « gentils », c’est-à-dire de non-membres. Cela a conduit à une situation où tous les membres de La Famille sont identifiés par les huit mêmes noms de famille.

« Mon Oncle Auguste » a inauguré la pratique de la célébration des principales fêtes du pays et du mouvement dans sa propriété des Cosseux, à Villiers-sur-Marne, qui appartient toujours à La Famille et a été restaurée après un incendie en 2013, attribué à un pyromane (peut-être un ancien membre en colère) par une partie de la presse à l’époque, alors que la cause aurait pu être aussi un accident. Aujourd’hui, dans les réunions de la Famille – à présent suspendues aux Cosseux à cause du COVID (et non pas, comme on le dit, pour éviter les journalistes après la publication des enquêtes, bien que le COVID soit peut-être tombé par paradoxe au bon moment) – on boit du vin avec modération, alors que des voix critiques ont prétendu que des excès étaient fréquents dans des autres époques (ce qui d’ailleurs était le cas dans la société française en général). Quelque 3 000 membres (bien que des statistiques précises soient difficiles à établir) vivent pour la plupart dans les mêmes quartiers de Paris (11e, 12e et 20e arrondissements), souvent dans les mêmes immeubles.

La Famille est restée largement inconnue des médias et des chercheurs, jusqu’à ce qu’en 1960 un membre de la famille Thibout, Vincent (1924-1974), qui avait visité Israël, décide d’établir un kibboutz à Pardailhan, dans l’Hérault, et emmène avec lui une vingtaine de familles de « La Famille ». Bien que l’expérience, qui échoue en 1963, soit désavouée par la communauté parisienne et conduise à une séparation totale avec La Famille, elle attire l’attention de plusieurs médias, qui mentionnent également les origines (chez La Famille) des fondateurs.

Après la fin de l’expérience de Pardailhan, Vincent Thibout créa deux entreprises régies selon la philosophie du kibboutz. Après sa mort, l’un de ses successeurs a été incriminé pour des violences physiques contre d’autres adeptes. Les critiques utilisent cet incident pour attaquer La Famille. Cela semble injuste si l’on considère que les membres du groupe de Vincent, aujourd’hui appelé Communauté des Malrevers, décrivent leur religion comme plus proche du judaïsme et sont très critiques à l’égard de la théologie et du mode de vie de La Famille.

 

Membres de la communauté de Pardailhan, 1961. source Facebook.

Membres de la communauté de Pardailhan, 1961. source Facebook.

n autre élément qui a fait sortir La Famille de son ombre confortable a été la prévalence des campagnes antisectes sponsorisées par le gouvernement en France. Celles-ci ont été remarquées par des ex-membres de La Famille, qui ont contacté la mission gouvernementale antisectes MIVILUDES dans la décennie 2010. En 2017, la MIVILUDES a publié une note montrant qu’il était difficile d’appliquer son modèle « sectaire » à La Famille. Les antisectes français estiment que dans chaque « secte », il y a un « gourou » qui exploite des adeptes crédules, ce qui n’apparaissait nulle part dans La Famille. Mais on continue d’y chercher des « dérives sectaires » (que la MIVILUDES admettait en 2017 ne pas avoir trouvé), une notion inventée en France et utilisée pour trouver des problèmes « sectaires » dans de nombreux groupes dénoncés par des ex-membres et des antisectes.

Une poignée d’ex-membres en colère a également remarqué le développement des campagnes antisectes sur les réseaux sociaux, et l’un d’entre eux a commencé à gérer un groupe Facebook. Il a rendu un service apprécié par les chercheurs en numérisant et en publiant des archives familiales historiques de La Famille, autrement inaccessibles, mais il a également appliqué à son ancien mouvement les stéréotypes français habituels sur les « sectes ».

Les journalistes utilisent librement les informations fournies sur Facebook, et les articles sur la « secte secrète de Paris » commencent à paraître, et se multiplient en 2021. La même année, la journaliste Suzanne Privat publie La Famille, itinéraires d’un secret (Paris : Les Avrils), un livre pour lequel elle dit avoir commencé ses recherches après avoir découvert que de jeunes membres d’une communauté religieuse dont elle ignorait tout, se ressemblant physiquement et portant un nombre limité de noms de famille, étaient dans les mêmes écoles à Paris que ses deux enfants. Il pourrait s’agir d’un expédient littéraire, car elle admet que c’est le contact avec un ex-membre enragé qui lui a donné la majorité des éléments qu’elle exploite dans son texte.

Privat donne plusieurs informations, même si toutes ne sont pas exactes (et, pour des raisons que je ne comprends pas, elle a changé le nom de famille « Havet » en « Brin », peut-être pour protéger la vie privée de la famille Havet). Elle a également produit un livre très lisible, où elle reconnaît aussi que plusieurs membres ont rapporté des expériences positives de La Famille dans les médias sociaux. Cependant, n’ayant pas de formation religieuse, elle a accepté sans broncher les idées sur « les sectes » de la MIVILUDES, ignorant les critiques dont elles ont fait l’objet de la part de la plupart des spécialistes internationaux des nouveaux mouvements religieux. Comme elle n’a pas interviewé des membres actuels de La Famille, elle n’a parlé qu’à d’anciens membres hostiles, ce qui a rendu son livre moins équilibré qu’elle ne l’aurait probablement souhaité.

 

Couverture du livre de Suzanne Privat.

Couverture du livre de Suzanne Privat.

De son côté, Nicolas Jacquard a fait un travail qui est bien plus ambitieux, en consultant plusieurs sources académiques sur les convulsionnaires et les « bonjouristes » et, à la différence de Privat, a pu parler avec des membres de La Famille. Toutefois, il s’agit toujours d’un travail de journaliste, et d’un journaliste français qui accepte lui aussi pour argent comptant les idées de la MIVILUDES et des associations antisectes sur les « dérives sectaires » et la crédibilité des anciens membres hostiles. C’est donc finalement ce même Alexandre, l’ex-membre qui a créé la page Facebook et qui a informé aussi Privat, qui demeure la source privilégiée, dont les interprétations sont préférées à celle qui viennent de l’intérieur de La Famille. Et cela même si Jacquard est conscient qu’Alexandre a des motivations personnelles à cause de son divorce avec une femme qui est restée dans La Famille et des disputes avec elle sur la garde des enfants, qu’il a un lourd casier judiciaire, continue d’entrer et sortir de la prison, et c’est lui qui a fait le siège de la MIVILUDES jusqu’à ce qu’ils fassent une note sur La Famille, et qui continue de demander publiquement à la même MIVILUDES et à la ministre Schiappa d’enquêter.

Mais quels sont, au juste, les « problèmes » de La Famille, sur lesquels la ministre Schiappa promet maintenant d’enquêter ? Privat note que les enfants sont socialisés dans un milieu conservateur (bien qu’elle ait trouvé des adolescents utilisant les réseaux sociaux et également familiers de la musique contemporaine), que leurs choix sont largement contrôlés par leurs familles, et que les filles se marient jeunes et donnent rapidement naissance à de nombreux enfants. L’endogamie les conduisant à épouser des cousins plus ou moins éloignés, Privat et Jacquard rapportent que les maladies génétiques seraient également fréquentes chez les enfants. L’appréciation du vin, d’après Privat, aurait généré dans le passé des problèmes d’alcoolisme (communs dans la société française à l’époque plutôt que spécifiques à La Famille ; aujourd’hui, le vin est le plus souvent replacé par des boissons non alcoolisées), et certains ex-membres affirment également que certains incidents d’abus sexuels n’ont pas été signalés aux autorités (un problème, s’il est réel, qui n’est pas exclusif à La Famille, qui de son côté nie absolument qu’elle déconseille aux victimes de porter plainte). Comme dans d’autres groupes, les ex-membres rapportent qu’ils sont évités par les membres.

La présence d’ex-membres hostiles sur Facebook a également conduit certains membres à contrer leurs affirmations, et à raconter une histoire différente de familles unies qui trouvent la sécurité et le bonheur dans une communauté perçue comme plus bienveillante que la société froide et matérialiste existant à l’extérieur. Il est intéressant de noter qu’un membre a également déclaré être conscient du problème des maladies génétiques causées par la consanguinité et, bien qu’il trouve tout à fait exagérés certains rapports sur leur prévalence dans La Famille (où en effet ces maladies seraient extraordinairement peu présentes par rapport au nombre d’unions entre consanguins, et n’affecteraient que 1-2% de la population du groupe ), la question et les solutions qu’il serait possible d’adopter tout en préservant le principe de l’endogamie sont en discussion au sein de la communauté.

Suivant des anciens membres hostiles, les journalistes qui ont écrit sur La Famille ont mentionné une présence anomale de cas de syndrome de Bloom et de fausses couches et une espérance de vie moindre par rapport à la population française en générale, qu’ils attribuent soit à l’endogamie soit à une prétendue méfiance vers les médecins et les hôpitaux. La Famille conteste ces statistiques, qui ont été diffusées par des anciens membres hostiles, et nie toute méfiance vers la médecine moderne, en faisant noter que des journalistes ont pu généraliser les accusations d’une jeune ex-membre de La Famille à propos du décès de sa grand-mère.

Les lois peuvent interdire le mariage entre cousins (bien que la loi française ne le fasse pas), mais ne peuvent pas les empêcher de coucher ensemble et de faire des enfants. Souvent, les mariages dans La Famille sont uniquement stipulés par une bénédiction religieuse, et ne sont pas légalement enregistrés. Cette tradition dérive d’un ancienne réticence vers un état que La Famille considérait comme encore trop lié à l’église catholique ; la réticence a pris fin avec les lois de séparation de l’église et de l’état français en 1905, ce qui n’empêche pas la persistance de certaines traditions. Les problèmes génétiques de l’endogamie sont communs à d’autres groupes et ne peuvent être résolus que par la communauté elle-même.

La Famille d’aujourd’hui célèbre les convulsionnaires comme des ancêtres saints, mais ne répète pas leurs pratiques, tout comme les catholiques romains vénèrent des saints qui ont pratiqué des austérités extrêmes mais ne les imitent pas. La Famille lit des textes au sujet de Lili et commémore le 18 août, date de sa naissance, comme jour dans lequel elle rappelle à soi-même son attente d’Élie. En effet, sa théologie attend que l’esprit du prophète Élie revienne d’une manière ou d’une autre pour inaugurer le Millénaire, mais son millénarisme n’est pas si différent de celui d’innombrables autres groupes chrétiens et ne joue pas un rôle important dans la vie quotidienne des fidèles.

Ce qui dérange Mme Schiappa et les antisectes de La Famille est son prétendu « séparatisme ». Ils ont survécu pendant des siècles en restant largement à l’écart. Certains d’entre eux (mais pas tous) ne votent pas aux élections (ou votent avec un bulletin blanc), et ne participent même pas au culte des morts français, qui est à la fois laïc et religieux, leurs morts étant enterrés dans des concessions des dix ans sans épitaphes ni croix (mais non pas, comme le prétend Jacquard, dans le secteur des pauvres, aujourd’hui appelé « de la fraternité ») du cimetière parisien de Thiais. Jacquard rapporte également que la mise en bière est faite par les proches (mâles) du défunt et non pas par des professionnels (ce qui est vrai, mais n’est pas interdit en France), que pendant les veillées funèbres de trois jours les fenêtres demeurent fermées « pour empêcher le diable d’entrer », et qu’à la fin de la veille tous s’embrassent, ce qui rendrait encore plus facile la transmission de maladies. En effet, si les fenêtres restent fermées c’est pour éviter l’accélération de la décomposition, sans référence au diable, et depuis une quinzaine d’années les membres ne s’embrassent plus lors des veillées mortuaires. Sur ce point, comme sur d’autres, critiques et journalistes répètent souvent des informations venant d’ex-membres qui ont quitté La Famille depuis des décennies et ne connaissent pas les développements les plus récents.

Quelques-uns mentionnent aussi la non-présence des femmes aux inhumations. En effet, à l’origine, ce n’étaient que les femmes qui y participaient, et cela pour des raisons financières (les hommes auraient perdu une journée ou matinée de travail). Ensuite, la pratique s’est renversée, et les femmes prient ou font des lectures pieuses au domicile du défunt alors que ce sont les hommes qui l’accompagnent au cimetière. Mais des femmes y vont aussi, sans que cela cause des problèmes.

Aujourd’hui les membres de La Famille travaillent dans une grande variété de professions, ils paient leurs impôts, et en majorité ils envoient leurs enfant à l’école publique, ce qui ne correspond pas à la notion de « séparatisme » évoquée en 2020-21 lors des débats parlementaires à propos de la loi sur le respect des principes de la République.

Il est vrai que dans La Famille il existe une minorité d’une centaine de personnes (sur 3 000) qui prônent une séparation plus étroite par rapport à la société, y compris par la scolarisation en famille. Le journaliste Jacquard s’est fait l’écho du terme railleur de « Sapinus » utilisé pour désigner ces conservateurs. Mais la plupart des membres de La Famille, sans partager leurs idées, pensent que leurs préoccupations doivent être respectées et apportent un équilibre par rapport aux critiques opposées de certains « réformateurs. Les critiques prennent parfois la forme de « révélations » mises par écrit par des membres qui se disent « animés » par l’Esprit Saint. Ces textes sont considérés par La Famille avec une grande prudence, et souvent ne sont lus que par des intimes.

La Famille n’est pas surprise par ce qui lui arrive, car les persécutions étaient prévues dans ses prophéties. Elle constitue un bon test montrant comment l’attitude antisectes et l’ « anti-séparatisme » français produisent une intolérance à l’égard de modes de vie qui, bien qu’inhabituels, ne seraient pas considérés comme illégaux dans la plupart des pays démocratiques. Les enfants vivent aussi un peu différemment de leurs camarades de classe, mais une grande majorité d’entre eux remplissent les conditions légales de scolarisation. Objecter que les adultes peuvent choisir leurs propres modes de vie mais ne pas les « imposer » à leurs enfants est hypocrite. Sans la socialisation des nouvelles générations, aucune religion ne peut survivre.

La Famille a-t-elle le droit de poursuivre son expérience centenaire, y compris en transmettant son mode de vie à ses enfants, et d’être laissée tranquille ? Les principes internationaux de liberté religieuse et de liberté d’éducation suggèrent que la réponse est oui, mais l’attitude antisectes et l’anti-séparatisme français peuvent conduire à une réponse différente.

Il y a quelque temps, j’ai commenté un arrêt de la Cour suprême des États-Unis concernant les Amish, leur permettant d’interdire à leurs enfants non seulement l’utilisation des téléphones portables, mais aussi des téléphones en général (que les adultes n’utilisent pas aussi bien), et même de refuser d’installer des fosses septiques modernes au nom d’un rejet de la modernité fondé sur leur théologie. Ceci m’a rappelé que la meilleure décision prise par les Amish dans leur histoire a été d’émigrer aux Etats-Unis et au Canada depuis l’Alsace, qui fait maintenant partie de la France (d’autres sont venus en Amérique du Nord depuis la Suisse). S’ils étaient restés en France, les Amish seraient aujourd’hui la cible de Mme Schiappa et de la MIVILUDES, et contraints de renoncer à leur mode de vie centenaire au nom des campagnes antisectes et de l’anti-séparatisme.

Source : https://bitterwinter.org/who-is-afraid-of-la-famille/